Le management: une affaire d’équipe
Ils sont près de 90 à occuper un poste d’encadrement au Tribunal administratif fédéral. Mais à vrai dire, chacune des 440 personnes qui y travaille est amenée à diriger: des affaires si l’on est greffier, soi-même, son supérieur, ses collègues... Martin Kayser, juge, et les greffiers Julian Beriger et Jonas Wüthrich se sont saisis du sujet en toute conscience. Tous trois considèrent qu’il faut un maximum de liberté pour permettre aux collaborateurs de développer des qualités directionnelles qui leur seront utiles au travail, mais aussi au-delà dans leur parcours professionnel.
Qu’est-ce qui fait un bon cadre?
Qui dit espaces de liberté dit confiance et la confiance est un ingrédient essentiel au management, comme l’a montré la pandémie. Qu’est-ce qui fait un bon cadre? L’expérience ? « Peut-être qu’une certaine expérience de la vie permet d’avoir davantage de points de référence et de comparaison pour gérer une situation difficile », reconnaît Julian Beriger. « Mais cela ne fait pas nécessairement un bon cadre. » Pour Jonas Wüthrich, le genre est lui aussi secondaire : « Hommes ou femmes, les juristes ont une présence, un discours et un style de management similaires. » Ce qui fait la différence, c’est la capacité d’interdisciplinarité et la communication, qui doit être claire, ouverte et transparente.
«Un bon cadre doit être bienveillant, mais aussi savoir être ferme et s’imposer.»
Martin Kayser
Bienveillance et fermeté
Pour Martin Kayser, un bon cadre doit être bienveillant, mais aussi savoir être ferme et s’imposer. Il doit mettre à profit les forces de chacun et ne pas reculer devant un choix difficile : « Quand on ne parvient pas à trouver un modus vivendi avec quelqu’un, il ne reste parfois que la séparation. On se protège ainsi soi-même et, au-delà, l’équipe dans son ensemble. » Pour ne pas en arriver là, on a tout intérêt à bien choisir le personnel – on réduira ainsi de moitié le travail d’encadrement. « Une fois que vous avez trouvé des candidats qui peuvent s’intégrer dans l’équipe et l’organisation et qui ont le potentiel qu’il faut pour bien faire leur travail, il faut faire en sorte qu’ils puissent travailler dans de bonnes conditions. » Ce qui peut aussi vouloir dire les protéger face à l’orage.
Narcissisme et micro-management
Dans l’idéal, un bon management n’est donc pas perceptible, mais il permet un déroulement optimal du travail. Si quelque chose coince dans l’engrenage, le management n’y est souvent pas pour rien. Pour Martin Kayser, les cadres narcissiques sont particulièrement dangereux – qu’ils soient conseillers, clients, supérieurs ou collègues. « Ils ne savent ni ne veulent écouter personne, tout en étant convaincus qu’ils sont les meilleurs pour diriger. » Julian Beriger trouve tout aussi problématiques les cadres qui manquent d’assurance, qui ne sont manifestement pas à l’aise dans leur rôle d’encadrement: « Le micro-management a pour effet de désécuriser les collaborateurs, de saper la confiance générale, ce qui se traduit par de mauvais résultats au travail. » Pour sa part, Jonas Wüthrich avoue avoir du mal avec « les cadres lunatiques, avec qui on ne sait jamais sur quel pied danser » et avec ceux sur lesquels on ne peut pas compter ou qui rabaissent sans cesse leurs collaborateurs. « Cela créé beaucoup de frustration, ce qui est nuisible à tous les acteurs en présence, comme aux affaires. »
Quelle responsabilité pour la Commission judiciaire?
Qu’en est-il du management du TAF ? Tous trois soulignent l’importance du dialogue et d’un débat transversal au tribunal. Jonas Wüthrich et Julian Beriger souhaiteraient avoir davantage de latitude pour expérimenter et prendre des responsabilités sur ce point. Martin Kayser s’inspire volontiers du succès de ses pairs, mais observe aussi ceux qui réussissent moins bien. Et de conclure que le potentiel de leadership devrait être un critère déterminant dans la sélection des candidats par la Commission judiciaire. C’est une qualité fondamentale dont l’importance est largement sous-estimée: « L’incapacité d’une personne à diriger se ressent sur le collège des juges, dans l’équipe et, par extension, dans la jurisprudence. » De bonnes capacités de direction sont bénéfiques à chacun. Elles se traduisent aussi par une moins forte fluctuation du personnel, les greffiers restant en poste plus longtemps. « Cette stabilité est vitale pour une organisation d’experts comme le Tribunal administratif fédéral. »
Diriger comme on aimerait l’être soi-même – trois mini-entretiens
Juge Martin Kaiser
«Il faut aimer les gens»
Martin Kayser, quelle est votre philosophie du management ?
Dans l’organisation d’experts qu’est le TAF, mes greffiers sont les experts. Mon rôle est d’élargir l’horizon, car un bon cadre se doit de rester dans une perspective horizontale plutôt que verticale. Je prends l’affaire à contre-pied, pose des questions bêtes en apparence. Enfin, pour pouvoir être authentique - et donc bien diriger -, il faut que je sois au clair avec moi-même.
Aspiriez-vous à une fonction dirigeante ?
Oui, car j’aime les gens et il n’y a rien de plus passionnant à mon sens que de travailler avec des collaborateurs. Idéalement à la tête de deux à trois collaborateurs, car je tiens à suivre les débats et les points de désaccord de près. Je suis aussi très attaché à ma liberté.
Diriger, cela s’apprend-il?
Idéalement, il faudrait, en assumant une fonction dirigeante, engager une réflexion en parallèle – à travers une formation ou un coaching. Sachant qu’on dirige aussi dans le cadre familial, des loisirs ou d’une activité bénévole, la plupart des gens ont plus d’expérience du management qu’ils ne le pensent. L’armée a sensiblement perdu de son rôle d’école de dirigeants de la nation. Mais diriger, c’est aussi savoir se prendre en charge : pour assumer la responsabilité d’un objectif, d’une affaire, des parties à la procédure ou d’une équipe, encore faut-il avoir le sens de ses propres responsabilités.
Greffier Julian Beriger
«Mettre en commun nos expertises»
Julian Beriger, que signifie pour vous bien diriger?
Bien diriger au niveau professionnel signifie, pour moi, mettre en commun nos expertises. Quand on examine une affaire, les échanges devraient se concevoir dans une logique de ping-pong : quand je me sens submergé, je fais entrer en jeu Martin Kayser. Il prendra le recul qu’il faut pour me donner des pistes utiles. Cet échange nous permet d’avancer ensemble pour arriver au final à de meilleurs résultats.
Le management : que peut-il apporter de plus (ou non) ?
Le management est un bon outil de développement personnel. Prendre des responsabilités de façon réfléchie soutient le développement personnel, permet de se découvrir sous un autre jour. Il est important aussi de s’écouter, de voir où on se sent le mieux – tout le monde n’aspire pas à une fonction dirigeante. Le management ne va rien apporter non plus si le courant ne passe pas entre les participants.
Quel est le poste d’encadrement qui vous a réellement fait avancer?
Mon mandat de chargé de cours en droit public à l’Université de Zurich. J’ai dirigé dans ce cadre deux groupes d’une centaine d’étudiants. Les guider à travers des cas d’exercice, se faire apprécier d’eux a été un défi qui m’a clairement permis d’avancer, tant professionnellement que personnellement.
Greffier Jonas Wüthrich
«Être en dialogue permanent»
Jonas Wüthrich, de quelle façon aimez-vous être dirigé?
Martin Kayser est un chef exceptionnel, qui nous témoigne beaucoup de confiance. C’est une belle reconnaissance qui me pousse à donner toujours le meilleur de moi-même. Il me semble important de confier également des tâches de direction à des jeunes.
À quel type de tâches de direction pensez-vous concrètement?
À des activités de coordination et de gestion de projet, qui sont aussi des tâches de direction. De nombreux greffiers dirigent aussi à travers leur engagement – parfois passionné – à transmettre des savoirs. Pour ma part, je suis engagé dans le groupe de confiance interne du TAF. Assumer des charges supplémentaires apporte un plus, ne serait-ce que parce qu’elles stimulent les échanges transversaux, au-delà de l’équipe et des cours. Diriger, c’est aussi être en dialogue permanent.
Quel est votre propre style de management ?
Au sein de l’équipe, il est forcément ascendant. En travaillant sur une affaire, j’essaie d’embarquer mon chef, notamment en l’engageant sur les questions de droit soulevées par l’affaire. Je me sens gagnant quand j’y arrive. Et dans mes activités extra-professionnelles, j’essaie de diriger comme j’aimerais l’être: en faisant confiance a priori et en marquant mon appréciation.
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