Sous le signe des exceptions helvétiques

Valables depuis le début de l’année, les nouveaux critères d’attribution des marchés publics sont à présent davantage axés sur le développement durable, l’innovation et une concurrence basée sur la qualité plutôt que sur le prix uniquement. Ce changement fait suite à la révision totale de la loi fédérale sur les marchés publics (LMP), qui est le fruit d’un processus de plusieurs années unique à bien des égards dans la législation suisse. Nous y reviendrons.
Codification de la jurisprudence
La Cour II du Tribunal administratif fédéral (TAF) a participé à la création de la nouvelle loi dès le début des travaux. Elle a ainsi pu s’exprimer, non pas sur le fond qui relève du pouvoir législatif, mais sur les aspects formels ou de protection juridique en lien avec les modifications prévues. « Nous avons examiné les effets possibles du nouveau droit sur la jurisprudence », a déclaré le juge administratif fédéral Marc Steiner, qui a suivi les développements en qualité de coordinateur du domaine au sein de la Cour II. « Par exemple, nous nous sommes demandés quel serait l’impact de l’extension du système de protection juridique ou des nouveaux critères d’adjudication sur le nombre de recours et la manière d’y faire face avec les ressources dont nous disposons. »
La jurisprudence du TAF a toutefois influencé le texte législatif bien avant que ne débute l’élaboration du projet de loi. « Il existe une sorte d’interaction entre nos arrêts et la réforme de la loi », explique Marc Steiner. La création d’une nouvelle loi tient compte des principes établis dans la jurisprudence. Le droit est donc partiellement aligné sur l’interprétation qu’en fait le tribunal. Ce processus s’appelle la codification de la jurisprudence. Il a pour but de prendre en considération les problématiques pertinentes actuelles dans une nouvelle loi et de clarifier certaines questions.
Un double rôle très influent
A l’instar de tous les projets législatifs, le développement de la LMP est en l’occurrence également porté en premier lieu par la politique. Les partis, les associations économiques et d’autres acteurs politiques cherchent toujours à modifier le projet mis en consultation à leur avantage et défendent leurs points de vue même après que le message du Conseil fédéral a été transmis au Parlement. C’est ainsi que se dégage dans la pratique un consensus entre les départements et offices responsables de la Confédération et les principaux groupes d’acteurs. Cependant, comme précisé plus haut, les choses étaient un peu différentes dans le cas de la nouvelle LMP.
L’Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL) a en effet assumé un double rôle dans l’élaboration de la loi : en plus d’être l’un des plus grands services d’achat au niveau fédéral, il était également l’office responsable de l’élaboration du droit. Il s’agit là d’une particularité du système suisse. Elle tient au fait que la Conférence des achats de la Confédération (CA) et la Conférence de coordination des services de la construction (KBOB) sont rattachées à l’OFCL et non au Secrétariat général du Département fédéral des finances. Cette constellation place Pierre Broye, directeur de l’OFCL et président de la CA et de la KBOB, dans une position particulièrement influente.

Il ne s’agit pas de dire pour autant que l’intéressé n’aurait pour seul objectif que de veiller aux intérêts des adjudicateurs de la Confédération. Cette constellation est au contraire associée à une seconde singularité du système fédéraliste, comme l’a noté Pierre Broye dans une conférence au TAF. Nonobstant l’absence de compétence de la Confédération pour réglementer les marchés publics cantonaux et communaux, entre autres l’important réseau crée par lui-même et son responsable de la politique en matière d’achats, Herbert Tichy, a permis, parallèlement à l’élaboration de la loi fédérale, l’adoption par un concordat intercantonal réglementant le droit des marchés publics d’une ordonnance dont le libellé est en grande partie identique. Ainsi, le droit des marchés publics a pu être presque complètement harmonisé à tous les niveaux du système fédéral. Ce résultat repose, d’une part, sur la collaboration étroite entre l’OFCL, soutenu par le ministre des Finances, et la Conférence des directeurs cantonaux des travaux publics, de l’aménagement du territoire et de l’environnement (DTAP), d’autre part, sur le souhait que loi règle « tout ce qui est nécessaire, mais le moins possible », comme le résume Pierre Broye. La LMP laisse ainsi aux différents acteurs, notamment du côté des adjudicateurs, suffisamment de liberté dans la définition de leurs exigences et spécifications et simplifie le consensus.
Dans l’attente de la première affaire
Le TAF considère lui aussi cette harmonisation comme un grand avantage, confirme Marc Steiner. Et elle a un effet collatéral positif : les arrêts du tribunal gagneront en force d’influence à tous les niveaux du système fédéral. Ils serviront également de référence dans la jurisprudence cantonale et se verront par conséquent plus souvent cités en tant qu’arrêts de principe. Mais pour cela, il faut d’abord qu’un recours soit déposé au TAF contre une décision d’adjudication selon le nouveau droit.
«Avec la nouvelle loi, 20 % du travail est maintenant terminé, mais 80 % restent à faire.»
Pierre Broye / Marc Steiner
Si le tribunal attend encore une telle affaire, la nouvelle LMP n’en est pas moins depuis longtemps un sujet de discussion. Le groupe spécialisé Marchés publics au sein de la Cour II explique quelle peut être la signification des nouveaux éléments de détail. « Nous donnons des conseils pour l’élaboration de blocs de texte avec anciennes et nouvelles abréviations et discutons de la manière dont il faut entendre les dispositions révisées », déclare Marc Steiner. Et de préciser que la coordination de la jurisprudence est doublement importante dans la phase d’introduction d’une nouvelle loi. En mettant à disposition diverses fiches d’information non contraignantes pour la jurisprudence et par le biais de la conférence de son directeur, l’OFCL effectue également un travail préparatoire au TAF afin d’assurer que les acteurs de la jurisprudence connaissent suffisamment le contexte. « C’est important », souligne Marc Steiner, « car il faut comprendre le contexte pour pouvoir interpréter un texte de loi. »
Quand bien même elle réglemente les marchés publics plus densément que l’ancienne, la nouvelle LMP laisse aussi une grande marge d’interprétation dans les détails. Ce qui amène Broye et Steiner à s’accorder sur un second point : « avec la nouvelle loi, 20 % du travail est maintenant terminé, mais 80 % restent à faire. » Dont une part non négligeable incombe aux tribunaux comme le TAF, lorsqu'il faudra par exemple délimiter la marge de manœuvre des adjudicateurs à l’aide d’arrêts de principe. À suivre donc dès l’arrivée des premiers recours.
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